Contes et légendes de la Suisse racontés aux enfants – 6. Origine du Ranz des Vaches

Origine du Ranz des Vaches

André, le pâtre de la Bahlisalp dans le Hasli, venait de traire ses vaches et de les reconduire dans le gras pâturage qui entourait son chalet. Il voulait les laisser dehors pendant la nuit, car tout promettait le temps le plus beau : pas un nuage ne se montrait au ciel. Quand le soleil eut disparu derrière le massif du Finsteraarhorn, André, selon son habitude, prit un seau vide et le tenant devant sa bouche, il fit entendre une pieuse prière, l’Alpensegen (la bénédiction de l’Alpe), puis il souhaita la bonne nuit à son voisin Jean – qui demeurait de l’autre côté de la profonde vallée, à la Seealpe. Comme il savait que la sœur de Jean , la jolie Rosette, s’y trouvait justement, il lui envoya aussi un joyeux salut. 

Sur ces entrefaites, l’obscurité transparente d’une nuit d’été était descendue sur la terre, et André, après avoir bu quelques gorgées d’un lait savoureux, monta sous le toit du chalet où le foin à l’odeur saine et aromatique lui offrait une tendre couche. 

Ses yeux se fermèrent bientôt, mais pas pour longtemps. Il fut éveillé par le grincement de la porte et le pétillement d’un feu qui, à sa grande surprise, flamboyait gaîment sur l’âtre. Il se redressa, et, stupéfait, il aperçut trois compagnons étrangers occupés à mettre la chaudière sur le feu, comme s’ils avaient l’intention de faire du fromage. 

Il allait crier : « Qu’est-ce que vous faites-là ? » Mais en regardant les trois hommes de plus près, il crut plus prudent de garder le silence et de se contenter de les observer. 

Un des compagnons, un véritable géant, arrangeait la chaudière : le second, jeune homme dont le visage d’une pâleur extraordinaire, était encadré par une belle chevelure dorée, apportait le lait qu’il allait chercher dans la chambre à côté, seau par seau. Le troisième, tout de vert habillé, comme un chasseur, était assis près du feu qu’il regardait d’un œil fixe et sombre ; de temps en temps, il y mettait quelques bûches de bois. 

Voyant tout cela, André fut pris d’une telle frayeur qu’il n’aurait pu proférer un mot. 

Lorsque la chaudière fut remplie, le chasseur sortit un petit flacon de sa gibecière et versa dans le lait quelques gouttes d’un liquide rouge. Alors le géant, au moyen d’une grande cuillère, se mit à brasser le contenu de la chaudière. Le jeune homme pâle saisit un long cor et se dirigea vers la porte du chalet. Celle-ci s’ouvrit toute seule et il alla se poster sur la terrasse devant le chalet. Alors André entendit un chant tel qu’il n’en avait jamais entendu. C’étaient d’abord des sons soutenus, graves, mélancoliques qui, se modulant insensiblement, se transformèrent en une mélodie vive, alerte, éclatante, un chant d’allégresse, pour se changer de nouveau en un air lent et saisissant dont les notes mourantes furent répétées doucement par l’écho lointain. 

André remarqua que tout son troupeau, attiré par les sons merveilleux, s’approchait du chalet et que la sonnerie des clochettes s’harmonisait admirablement à la mélodie étrange qui remplissait son cœur de ravissement et qui pourtant le faisait pleurer. 

Puis, le jeune homme pâle, saisissant son cor, fit retentir la même mélodie, mais plus grave et plus lente qu’auparavant. Alors tout sembla s’animer dans les montagnes et les abîmes d’alentour. On aurait dit que, dans les bois et dans les rochers, des esprits répétaient les accords, tandis que des chœurs d’anges les chantaient doucement dans les airs. 

Enfin, le chanteur rentra.

Le géant avait fini son ouvrage. Il enleva le petit lait et le versa dans trois seaux que le chasseur avait préparés. Mais, chose étrange ! dans le premier seau, le liquide était rouge comme du sang ; dans le deuxième, vert comme de l’herbe, et dans le troisième, blanc comme la neige fraîchement tombée. 

Avant qu’André eût le temps de réfléchir, il entendit la voix formidable du géant : — Homme ! descends maintenant ! Tu vas choisir un don. 

Ces paroles remplirent d’effroi le pauvre pâtre ; il tremblait comme la feuille. Mais le jeune homme pâle lui fit aussi signe de descendre, en accompagnant son invitation d’un sourire. André reprit un peu de courage et obéit. Le géant reprit la parole et d’une voix qui retentissait comme le cor de bataille des anciens Suisses, il dit :  

— Regarde : tu dois boire dans un de ces seaux, mais je te conseille de bien réfléchir. Ce seau rouge contient mon don. Si tu y bois, tu auras la force et le courage d’un géant. Personne ne pourra te résister sur la terre. De plus, je te donnerai encore cent belles vaches rouges qui paîtront ici dès demain matin. Allons, bois, petit homme ! 

— Bois dans le seau vert ! dit ensuite le chasseur, et je t’offrirai des écus blancs et des pièces d’or étincelantes. Ecoute un peu leur son réjouissant ! 

Et il mit devant les pieds du pâtre un gros tas de pièces d’or et d’argent. Etonné, celui-ci regardait ces trésors immenses.

Pendant ce temps, le jeune homme pâle était tranquillement resté appuyé sur son cor ; enfin il dit d’une voix douce et agréable :

— Si tu bois dans le seau blanc, tu sauras chanter et jouer du cor des Alpes, exactement comme tu m’as entendu chanter et jouer.

Sans réfléchir davantage, André s’écria :

— Eh bien ! je renonce à la force surhumaine et au trésor d’or ; je choisis ton chant et ton cor et je boirai dans le seau blanc !

En disant ces mots, il saisit le vase et se mit à boire ; c’était du lait délicieux.

— Tu as bien choisi, dit l’homme pâle. Si tu avais choisi autrement, c’eût été ta mort, et bien des siècles se seraient écoulés avant que j’eusse de nouveau pu offrir mes dons aux humains ! Prends ce cor, et demain tu pourras chanter et jouer comme moi. »  

Puis, les trois compagnons disparurent, le feu s’éteignit, et André se sentit emporté par des mains invisibles. A peine étendu sur sa couche de foin, il ferma les yeux et tomba dans un profond sommeil. 

Le lendemain, en s’éveillant, il trouva à côté de lui le cor des Alpes, et ce qui lui avait été dit se réalisa. 

André salua le matin qui se levait, des sons graves et lents du cor et de la mélodie du ranz des vaches, et il lança jusqu’à l’autre flanc de la vallée ses roulements joyeux. 

Et les sombres bois de sapins et les hautes parois de rochers répétaient son chant. Et bientôt André entendit que la fraîche voix de Rosette s’était aussi jointe à ce concert général. 

Dès lors, la mélodie du ranz des vaches s’est transmise de génération en génération.

See also, “Ranz des Vaches” (in English, here in Patois and French) and listen to it here.

Contes et légendes de la Suisse racontés aux enfants – 5. Les mineurs

Les mineurs

Une lieue au-dessus d’Amsteg, entre les petits villages d’Intschi et de Drachenthal, à l’endroit où la Reuss commence à couler dans une vallée large, on voit, des deux côtés, les flancs des montagnes couverts de décombres et de rochers ; çà et là seulement, un buisson ou un arbre isolé croît au milieu des pierres. Au siècle passé, il y avait là deux mines d’or. Quelques habitants de la contrée les avaient découvertes et les exploitaient avec grand succès. Mais la grande quantité d’or qu’ils en retiraient tourna à leur malheur. Ils commencèrent à mener une vie de désordre, et tout ce qu’ils avaient gagné pendant la semaine était dissipé le dimanche. 

Une fois, ils firent une trouvaille particulièrement riche. Alors ils se rendirent à l’auberge à Amsteg, au milieu de la semaine, et, quoiqu’il fît grand jour, ils fermèrent les volets et allumèrent des bougies. 

— Nous autres mineurs, disaient-ils, nous n’avons pas besoin que Dieu nous éclaire. 

Et ils se mirent à manger, à boire et à jouer. 

Quelques jours après, ils retournèrent à leur travail. Mais alors la montagne s’ébranla, les mines s’écroulèrent et les mineurs furent ensevelis sous les décombres. Ainsi, ils n’avaient plus besoin de la lumière du bon Dieu.  

Dès lors, les mines n’ont plus été exploitées ; les paysans craignent de chercher de l’or.

Contes et légendes de la Suisse racontés aux enfants – 4. La comtesse qui n’était contente de rien

La comtesse qui n’était contente de rien

A Falkenstein, un des plus magnifiques châteaux des Grisons, vivait une fois une jeune comtesse. Ses chambres étaient meublées avec le plus grand luxe et elle dormait dans un lit de soie. Le matin, en s’éveillant, elle n’avait qu’à faire tinter une sonnette d’argent, alors venait une femme de chambre qui lui mettait des souliers de soie blancs, une robe de soie bleue et un manteau de velours rouge. D’habitude, elle portait même une couronne d’or. 

Un matin qu’un valet apportait le chocolat de la petite comtesse, celle-ci dit : « Je ne veux pas de chocolat, je veux du café. »

Quelques instants après parut un nègre avec des pantalons bouffants et une magnifique ceinture. Il apportait le café. 

— Je ne veux pas de café ! s’écria la comtesse ; je veux du thé ! 

La porte s’ouvrit et un petit Chinois avec une longue tresse se montra apportant un superbe service à thé en fine porcelaine. Et la comtesse daigna prendre quelques gorgées du breuvage aromatique. 

Puis, elle manifesta son désir d’aller faire une promenade en voiture ; mais quand on vint dire que la voiture bleue avec six chevaux blancs était prête, elle s’écria d’une voix de mauvaise humeur : « Je ne veux ni la voiture bleue, ni les chevaux blancs. Je veux la voiture jaune et quatre chevaux noirs ! » 

Il était midi quand la comtesse revint de sa promenade. N’ayant pas beaucoup mangé à déjeûner, elle avait même un peu d’appétit. Mais dès qu’elle vit qu’on lui servait du bouillon, elle dit : « Non, je ne veux pas de bouillon, je veux une julienne ! » Un cuisinier, coiffé d’un bonnet blanc, apporta de la julienne, mais alors la comtesse cria : « Je ne veux pas de cette julienne : je veux de la soupe au lait ! » 

Elle mangea quelques cuillères de la soupe au lait ; mais quant à la viande , elle changea quatre fois d’opinion avant de manger trois ou quatre bouchées d’une petite et délicate truite qu’on trouve dans les ruisseaux des Alpes grisonnes. 

Toute l’après-midi et toute la soirée, des scènes semblables se répétèrent ; les nombreux domestiques qui se trouvaient au château ne suffisaient pas pour satisfaire les caprices de la petite comtesse. » 

Encore au moment de se coucher, elle fit une nouvelle scène ; elle voulait absolument garder sur la tête la couronne qu’elle avait portée pendant le jour.

Le lendemain matin, en s’éveillant, elle se trouva, couchée sur de la paille et recouverte d’une vieille couverture de laine, dans une misérable cabane, au bord d’un petit lac entouré de montagnes sauvages. Elle cria : « Je ne veux pas de paille, ni de couverture de laine ; je veux un lit de soie ! » 

Mais personne ne répondit à ses cris, et il n’y avait pas de sonnette d’argent pour appeler la femme de chambre. Pendant plus d’ une heure, elle continua à appeler, à crier, à pleurer. Enfin un vieux pêcheur parut. Elle lui répéta : « Je ne veux pas de paille ni de couverture de laine : je veux un lit de soie ! » 

Il lui répondit : « Tu pourras attendre longtemps ! » et il lui tendit une vieille robe en étoffe grossière. 

— Je ne veux pas cette vieille robe : je veux une couronne d’or, des souliers de soie blancs et une robe de soie bleue. » 

— Eh bien ! Tu pourras attendre longtemps ! répondit l’homme, et il lui dit qu’il lui apporterait · de la soupe au pain quand elle se serait habillée. 

— Je ne veux pas de soupe au pain ! cria-t elle : je veux du chocolat ! 

— Dans ce cas, tu pourras attendre bien, bien longtemps ! fut la réponse. 

Elle se décida à s’habiller et à manger un peu de soupe au pain. Puis le vieux pêcheur lui dit : « Maintenant il faut venir aux champs travailler ! » 

— Moi ! travailler ! cria-t-elle exaspérée. Je veux aller faire une promenade dans ma voiture bleue attelée de six chevaux blancs ! 

— Hélas ! tu pourras attendre bien longtemps, bien longtemps ! répondit le pêcheur tranquillement. Il fallait se soumettre. La pauvre petite comtesse dut arracher des mauvaises herbes jusqu’à midi. Elle revint à la cabane, harassée et affamée. Pour son dîner, on lui servit des pommes de terre, et rien autre. Il est vrai qu’elle dit : « Je ne veux pas de pommes de terre sans beurre ! » — mais elle dit ces mots d’une voix tellement basse que le vieux pêcheur ne les entendit pas, et, d’ailleurs, elle se mit à manger les pommes de terre sans beurre. 

L’après-midi il fallut de nouveau aller travailler aux champs, et pour le souper, on lui servit du poisson bouilli. Elle pensa : « Je ne veux pas du poisson bouilli, je veux du poisson frit ! » — mais elle ne dit rien et mangea tranquillement ce qu’on lui donna. 

Le lendemain et le surlendemain ressemblèrent à ce jour, ainsi que les autres jours de la semaine et les jours de quatre longues semaines. 

Ah ! si vous aviez vu comme la petite comtesse était devenue sage et obéissante !… 

Le dimanche matin, au bout des quatre semaines, elle se réveilla… dans son lit de soie ; elle sonna et la femme de chambre vint aussitôt et lui mit ses beaux souliers et sa belle robe. Et quand le valet de chambre apporta le chocolat, elle lui dit : « Merci ! » et elle s’en régala bien.

Dès lors, on ne l’a plus jamais entendu dire : « Je ne veux pas ceci : je veux ça ! »