Les délégués du Freiamt et le Général Masséna
Les habitants du Freiamt, contrée qui formait anciennement deux baillages libres et qui appartient maintenant au canton d’Argovie, ont toujours passés pour très actifs et prudents. Tout le monde sait comment ils font des napoléons avec de la paille : leurs ouvrages en paille tressée vont par delà les mers. Ce que l’on connaît peut-être moins, c’est la manière habile dont ils savent se tirer d’affaire dans les moments critiques. Ainsi, savez vous ce qu’ils répondirent, en 1712, aux députés lucernois, quand la guerre allait éclater entre les Bernois et les cantons catholiques ?… Les autorités des communes du Freiamt, après avoir pesé le pour et le contre des propositions faites par Lucerne qui comptait sur leur assistance, firent la déclaration solennelle suivante : « Si les Bernois viennent, nous ne tirerons pas ; s’ils ne viennent pas, nous tiendrons ferme. »
La prudence diplomatique qui avait dicté cette décision, a été transmise aux fils et aux petits fils. La preuve en est dans ce qui s’est passé en 1799.
Notre patrie se trouvait alors dans des circonstances bien difficiles. Les généraux français qui commandaient en Suisse étaient les véritables maîtres du pays, et partout on n’entendait parler que de violences et de rapines. Cet état de choses empira encore lorsque les Autrichiens et les Russes envahirent notre malheureuse patrie. Les Français, cédant devant le puissant choc des armées ennemies, se retirèrent sur la rive gauche de la Limmat. Dans la ville de Zurich même, les Cosaques montaient, avec leurs petits chevaux agiles, les escaliers rapides de la cathédrale ; les Kalmouks passaient leurs lances à travers les fenêtres, en demandant qu’on mit un morceau de pain ou de lard au bout de leur arme. Les grenadiers français, chantant et riant, étaient sur l’Uetliberg, assis autour de grands feux de bivouacs, où rôtissaient des moutons réquisitionnés.
Le général en chef de l’armée française, Masséna, qui avait alors son quartier général à Bremgarten, se plaisait trop bien en Suisse pour être disposé à partager son séjour avec les Russes ; il n’était pas non plus homme à attendre longtemps pour rendre coup pour coup. Il reçut de nombreux renforts et tout indiquait que le « Favori de la Victoire », comme Napoléon avait nommé Masséna, préparait une grande action.
Au milieu de septembre, il arrivait dans le Freiamt de grands convois amenant une quantité immense de bateaux. Toute la contrée, dans l’attente des événements, était plongée dans la plus profonde angoisse.
Un de ces convois s’arrêta à Bünzen, village du Freiamt, sur la rivière du même nom, à deux lieues environ de Bremgarten. On déchargea les pontons et on les mit dans l’eau. Les habitants du village contemplaient ce spectacle avec étonnement et frayeur. Depuis que le ruisseau traversait leur vallée, jamais son eau n’avait porté le moindre bateau, excepté les navires que les enfants ingénieux fabriquent avec un morceau de papier ou avec quelques bardeaux.
Que signifiaient tous ces bateaux ?… Le guet du village, Steffen le Hollandais, résolut cette question. Il avait servi plus de vingt ans en Hollande sans y gagner autre chose que son surnom le Hollandais.
— Ce que cela veut dire ? Mille tonnerres ! Les Français veulent jeter un pont de bateaux sur la Bünz parce qu’ils ont l’intention de livrer bataille par-là. Ces ponts servent pour avancer et pour se retirer, et c’est autour d’eux que la lutte s’engage .
Ces explications du vieux soldat répandaient dans le village une anxiété, une épouvante indescriptible. Les vieillards racontaient ce qui s’était passé au commencement du siècle : les catholiques ayant été battus, ne pouvant passer la Bünz, qui avait précisément beaucoup grossi, se dirigèrent sur le village. Mais les dragons vaudois, encore sujets de Berne, étaient sur leurs talons et taillaient en pièces tous ceux qu’ils pouvaient atteindre de leurs longs sabres. Quelques fugitifs, cachés dans les maisons, avaient tiré sur les dragons et les trois quarts du village furent incendiés. Que serait-ce si les Francais et les sauvages Russes allaient se battre ?…
Le vieux maître d’école, depuis longtemps l’oracle du village, dit : « C’est une contrée prédestinée pour les batailles. Déjà deux fois on s’est battu là , et c’est une loi de la nature : ce qui est au nombre de deux doit devenir trois. Que Dieu ait pitié de nous ! »
Heureusement, le village avait un président intelligent et circonspect. Etant l’homme le plus riche, on le regardait comme le plus sage. D’ailleurs, il s’appelait Pierre Wohlrath, c’est-à-dire Bon Conseil. Le jour même de l’arrivée des pontons, il fit convoquer, par le Hollandais, une assemblée générale des bourgeois. Un rayon d’espérance éclairait l’horizon sombre. Tout le monde avait le pressentiment que le digne président avait découvert quelque moyen de salut.
L’assemblée était nombreuse; les femmes et les enfants étaient venus y assister. Ah ! comme les cœurs battaient quand Pierre Wohlrath peignait le danger qui planait sur le village ! Il affirmait que le village allait être livré à la destruction.. Cette confirmation des craintes générales ne put manquer de faire une impression terrible sur les assistants et, lorsque l’orateur s’arrêta un instant, tout le monde s’écria :
— Monsieur le président, vous ne laisserez pas ce malheur s’accomplir !
— Oui, c’est aussi mon opinion ; mais comment faire ?
L’orateur fit uñe nouvelle pose ; tous les yeux se fixèrent sur lui.
— Je crois avoir trouvé un moyen, continua-t-il enfin. Nous enverrons une députation au général en chef pour le supplier de livrer bataille à un autre endroit. Voilà mon opinion.
Tout le monde se regarda, plein d’étonnement et d’admiration. C’était bien cela ; ce moyen de salut était si simple, et pourtant personne n’y avait songé que le président. Avec des applaudissements enthousiastes, on décida d’envoyer le président et le maître d’école auprès du général Masséna.
Le lendemain, à la pointe du jour, tout le village était assemblé devant la maison de Wohlrath afin d’exprimer aux députés les vœux les plus chaleureux pour la réussite de leur mission. Ceux-ci prirent avec dignité le chemin de Bremgarten. Le président portait dans un bissac, suspendu à l’épaule, deux respectables jambons qu’il avait pu sauver des mains des soldats, qui avaient déjà plus d’une fois réquisitionné le village. Le maître d’école, de son côté, portait, dans un petit sac, une certaine quantité de poires sèches. On se souvenait encore très bien que, du temps des baillis, les jambons et autres victuailles avaient souvent rendu de bons services. Mais plus nos délégués avançaient, plus ils se sentaient embarrassés. Que dire au général ? Le président, quoique possédant un jolie dose d’ambition, était tout disposé à céder au maître d’école l’honneur d’adresser un discours au général , mais le brave instituteur, avec la modestie qui convenait à sa position sociale, s’y refusait. La discussion à ce sujet devenait de plus en plus animée, lorsqu’ils entendirent derrière eux un bruit de pas qui s’approchait rapidement. Celui qui les suivait n’était autre que le petit Hollandais, le fils du guet, un garçon d’environ treize ans.
— Que fais-tu par là, Steffele (petit Etienne) ? lui demanda le maître d’école en lui lançant un regard sévère.
— Excusez, dit le garçon, je voudrais aller avec vous à Bremgarten, voir le général.
— Quoi ? petit vaurien ! s’écria le président ; veux-tu vite t’en retourner à la maison ou, en guise de déjeuner, tu vas recevoir une volée de coups de bâton.
Et déjà il levait son gourdin noueux, mais Steffele reprit : « Monsieur, permettez-moi de vous accompagner ; je porterai votre sac qui me paraît assez lourd, et j’attendrai devant la maison que le général vienne à passer.
Cette proposition semblait acceptable au président, et le maître d’école avait une autre raison pour désirer la société du jeune garçon ; il pensait que le président, en présence d’un tiers, ne le presserait pas davantage à prendre la parole devant le général.
— Qui sait ! dit-il, Steffele a bonne langue ; avec les soldats, il a appris bien des mots français ; il pourrait nous être utile auprès des sentinelles.
Ainsi, le jeune garçon fut chargé du sac aux jambons et la compagnie se remit en route. Seulement, les deux délégués marchaient de plus en plus lentement, tandis que Steffele, malgré son fardeau, ne pouvait s’empêcher de faire quelques cabrioles…
Quel bruit, quel tumulte dans les rues de Bremgarten ! Des cavaliers au plumet rouge galopaient sur le pont de bois de la Reuss, faisant trembler la vieille charpente ; plus loin, c’était une batterie qui passait ou un régiment de grenadiers aux bonnets à poil. Et devant le Cerf, où logeait le général, il y avait une telle foule qu’il était presque impossible d’y passer. »
— Vous verrez, dit l’instituteur, la bataille va avoir lieu aujourd’hui, et avant que nous ne soyons de retour, le village sera brûlé. Que Dieu ait pitié de nous !
— Cela se pourrait bien, répondit le président en essuyant avec la manche de son habit la sueur qui coulait de son front. Si nous étions seulement auprès du général, je me chargerais bien de faire le discours !
— Mais la sentinelle ne nous laissera pas passer ; ne voyez-vous pas qu’il y a encore du sang à son grand sabre ?
— Je crois que oui, reprit le président d’un ton lamentable. Mais, quoi qu’il arrive, vous me serez témoin devant la commune que j’ai fait mon de voir !
A ce moment, le petit Hollandais, qui jusqu’alors s’était tenu tranquille derrière les députés, laissa tomber son sac à terre et courut vers l’escalier de l’hôtel.
— Le capitaine ! s’écria-t-il, le capitaine qui a logé si longtemps dans notre village !
Les deux hommes, surpris, suivirent du regard leur petit compagnon : ils le virent rejoindre un officier qui, au bout d’un instant, ayant dit quelques mots à la sentinelle, le fit entrer dans la maison.
— C’est un petit diable que ce garçon ! s’écria alors le président. A la fin, il fera l’affaire tout seul !
— Cela me serait bien égal, si seulement il pouvait obtenir quelque chose, dit timidement le maître d’école.
Le président se voyait déjà frustré de l’honneur d’avoir sauvé le village, quand Steffele apparut de nouveau à la porte, les yeux brillants de joie, et qu’il cria : « Venez, venez vite ! le général a un petit moment et veut vous entendre ! »
Wohlrath, saisissant son sac des deux mains, se redresse, et l’instituteur, prononçant quelques paroles incompréhensibles, probablement le commencement d’une prière, ils se dirigent vers l’hôtel. En tremblant, ils passent devant la sentinelle. Enfin, l’officier qui les guide ouvre une porte en disant : « Le général en chef! »
Ce fut comme un coup de tonnerre pour les deux députés. Cependant, ils se sentirent un peu rassurés en reconnaissant la chambre d’auberge où, les jours de foire, ils avaient vidé mainte bouteille en joyeuse compagnie. Sans doute, la chambre avait changé d’aspect : au lieu des belles images de saints qui ornaient autrefois les parois on y avait cloué de grandes feuilles de papier, où des lignes de toutes couleurs se croisaient ; sur les tables, il y avait de grands tas de papiers, une paire de pistolets et quelques sabres. Et, en voyant le général, cet homme terrible dont le nom seul faisait trembler des milliers de soldats, ils n’en pouvaient croire leurs yeux.
Masséna était un homme d’une stature moyenne, aux cheveux noirs, sans barbe, nu-tête, enveloppé d’une ample robe de chambre.
Après avoir répondu par un petit signe de tête aux profonds saluts des deux hommes, le général tourna ses regards vers le petit Hollandais, et, prenant une poire dans une assiette où étaient empilés les plus beaux fruits, il la lança au garçon en disant : « Eh bien ! petit coquin, attrapes tu cela ? »
Et Steffele, adroit comme un singe, ne la manqua pas. Le général en prit aussi une, y mordit à belles dents et dit en riant « Goûte-la seulement, elle doit être excellente ! »
Cet accueil inattendu remit complètement les députés, et le président, par un coûp de coude, avertit le maître d’école que lui-même était disposé à parler. Cependant, lorsque le général demanda : « Eh bien ! mes braves gens, que voulez-vous ? » Pierre Wohlrath était tellement troublé qu’il ne put prononcer un mot. D’ailleurs, cette question n’allait pas du tout à l’exorde qu’il avait préparé. Le maître d’école, par un second coup de coude, fut invité à souffler à son supérieur quelques mots convenables. Mais le brave magister interpréta mal ce signal et se mit lui-même à parler :
— Monsieur le chef en général, ou plutôt mon sieur le général en chef, il s’agit de la bataille en perspective et du pont de bateaux…
A ce mot, le visage du général, si. bienveillant jusqu’alors, se transforme. D’un bond, avec un juron, il se précipite sur le pauvre maître d’école qui recule, trébuchant sur le petit sac de poires sèches que, dans son zèle, au commencement de son discours, il avait placé entre ses jambes,
— Que sais-tu d’un pont de bateaux ? Où y en a-t-il un ? Qui t’en a parlé ?
Le pauvre homme, incapable de prononcer un mot, montre du doigt son voisin.
— Eh bien ! s’écrie le général en s’adressant au · président.
Celui-ci a totalement perdu le fil de son discours, et montrant Steffele, il peut à peine articuler ce mot : « Son père. »
Un sourire passe sur le visage du général :
— Eh bien ! mon petit !
Le garçon lève sa tête aux boucles noires et regarde hardiment le général.
— Voici la chose, monsieur le général : Hier, vos soldats ont amené à Bünzen de grands bateaux. Alors mon père a dit que vous vouliez faire faire un pont par là et livrer aux Russes une bataille, où tout notre village serait brûlé et détruit.
— Et c’est pourquoi nous sommes venus vous demander, au nom de Dieu et de tous les saints, de livrer bataille à un autre endroit, continue le président d’un ton tremblant.
Le général jette un regard sur la carte suspendue à la paroi, éclate de rire et met les deux mains dans la chevelure bouclée du garçon. Puis, après avoir réfléchi un instant :
— Qui est ton père ?
— C’est le guet du village, répond Steffele.
— As-tu des frères et des sœurs ?
— Il y en a encore six à la maison, monsieur le général.
— Vous êtes donc sept. Mais combien de vaches avez-vous à l’étable ?
— Oh, répond le président qui a retrouvé son assurance, ce sont les gens les plus pauvres du village, ils n’ont que deux chèvres.
— Et combien de pièces de bétail possédez vous ?
— C’est selon, dit Pierre Wolhlrath en se redressant, de quinze à vingt.
— Et pourquoi le père de ce garçon est-il si pauvre ? Est-ce un vaurien ?
Le second député, croyant l’occasion favorable pour se remettre dans les bonnes grâces du général, dit avec une profonde révérence :
— Pas précisément ; mais il a été soldat en Hollande pendant plus de vingt ans, et vous savez, les vieux soldats sont toujours de pauvres hères.
Masséna, les yeux brillants, s’adressa de nouveau à Steffele :
— Tu es donc fils de soldat ; je l’ai tout de suite pensé. Ne voudrais-tu pas aussi devenir soldat ?
Le petit Hollandais secoua la tête :
— Non, monsieur le général, je voudrais devenir médecin
— Médecin ! et pourquoi !
— Voyez, monsieur le général, lui répondit le jeune garçon, en le fixant de ses grands yeux bruns, l’été passé, quand on a conduit tant de pauvres soldats blessés à travers notre village et qu’ils demandaient à grands cris un médecin, j’ai pensé qu’il serait beau de pouvoir secourir ces pauvres mal heureux..
Le général se mit à aller et venir à grands pas. Tout à coup il s’arrêta devant les députés, et leur dit d’un air grave :
— Quant à votre prière, il est difficile de vous l’accorder. Les préparatifs sont faits : les pontons sont au milieu de votre village. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de quitter vos demeures, avec vos familles. Une fois la bataille livrée, si le village est brûlé, vous le rebâtirez.
C’était un coup de foudre pour les députés. Le maître d’école poussait un profond soupir, tandis que le président se courbait machinalement pour ouvrir son sac. Après quelques moments d’un morne silence, le général reprit :
— Il y aurait peut-être moyen de transporter ailleurs le champ de bataille si votre commune veut rembourser les frais pour le transport des pontons. Il me faudrait 3000 couronnes, aujourd’hui encore.
… Les délégués, de retour à Bünzen, n’eurent pas de peine à réunir la somme demandée et le même soir, les pontons furent enlevés.
Le lendemain matin, les habitants furent réveillés par une terrible canonnade. On se battait près de Zurich. Les Français avaient jeté un pont sur la Limmat. Vers le soir, on apprit que les Russes étaient complètement défaits.
Peu de jours après, le Hollandais fut appelé devant le préfet de Bremgarten qui lui remit 1000 couronnes de la part du général Masséna en lui disant qu’une autre somme de 2000 couronnes était déposée entre ses mains, pour permettre à Steffele d’étudier la médecine.
… Le jeune homme ayant fait de très bonnes études, fit plus tard les campagnes de Russie et de Saxe, et il eut l’ occasion de satisfaire le souhait qui avait fait vibrer son cœur à l’aspect des malheureux blessés. Après la chute de Napoléon, il se fixa à Bremgarten, et par ses connaissances et son dévouement, il gagna l’estime et l’amour de tous ses concitoyens.