Origine du Ranz des Vaches
André, le pâtre de la Bahlisalp dans le Hasli, venait de traire ses vaches et de les reconduire dans le gras pâturage qui entourait son chalet. Il voulait les laisser dehors pendant la nuit, car tout promettait le temps le plus beau : pas un nuage ne se montrait au ciel. Quand le soleil eut disparu derrière le massif du Finsteraarhorn, André, selon son habitude, prit un seau vide et le tenant devant sa bouche, il fit entendre une pieuse prière, l’Alpensegen (la bénédiction de l’Alpe), puis il souhaita la bonne nuit à son voisin Jean – qui demeurait de l’autre côté de la profonde vallée, à la Seealpe. Comme il savait que la sœur de Jean , la jolie Rosette, s’y trouvait justement, il lui envoya aussi un joyeux salut.
Sur ces entrefaites, l’obscurité transparente d’une nuit d’été était descendue sur la terre, et André, après avoir bu quelques gorgées d’un lait savoureux, monta sous le toit du chalet où le foin à l’odeur saine et aromatique lui offrait une tendre couche.
Ses yeux se fermèrent bientôt, mais pas pour longtemps. Il fut éveillé par le grincement de la porte et le pétillement d’un feu qui, à sa grande surprise, flamboyait gaîment sur l’âtre. Il se redressa, et, stupéfait, il aperçut trois compagnons étrangers occupés à mettre la chaudière sur le feu, comme s’ils avaient l’intention de faire du fromage.
Il allait crier : « Qu’est-ce que vous faites-là ? » Mais en regardant les trois hommes de plus près, il crut plus prudent de garder le silence et de se contenter de les observer.
Un des compagnons, un véritable géant, arrangeait la chaudière : le second, jeune homme dont le visage d’une pâleur extraordinaire, était encadré par une belle chevelure dorée, apportait le lait qu’il allait chercher dans la chambre à côté, seau par seau. Le troisième, tout de vert habillé, comme un chasseur, était assis près du feu qu’il regardait d’un œil fixe et sombre ; de temps en temps, il y mettait quelques bûches de bois.
Voyant tout cela, André fut pris d’une telle frayeur qu’il n’aurait pu proférer un mot.
Lorsque la chaudière fut remplie, le chasseur sortit un petit flacon de sa gibecière et versa dans le lait quelques gouttes d’un liquide rouge. Alors le géant, au moyen d’une grande cuillère, se mit à brasser le contenu de la chaudière. Le jeune homme pâle saisit un long cor et se dirigea vers la porte du chalet. Celle-ci s’ouvrit toute seule et il alla se poster sur la terrasse devant le chalet. Alors André entendit un chant tel qu’il n’en avait jamais entendu. C’étaient d’abord des sons soutenus, graves, mélancoliques qui, se modulant insensiblement, se transformèrent en une mélodie vive, alerte, éclatante, un chant d’allégresse, pour se changer de nouveau en un air lent et saisissant dont les notes mourantes furent répétées doucement par l’écho lointain.
André remarqua que tout son troupeau, attiré par les sons merveilleux, s’approchait du chalet et que la sonnerie des clochettes s’harmonisait admirablement à la mélodie étrange qui remplissait son cœur de ravissement et qui pourtant le faisait pleurer.
Puis, le jeune homme pâle, saisissant son cor, fit retentir la même mélodie, mais plus grave et plus lente qu’auparavant. Alors tout sembla s’animer dans les montagnes et les abîmes d’alentour. On aurait dit que, dans les bois et dans les rochers, des esprits répétaient les accords, tandis que des chœurs d’anges les chantaient doucement dans les airs.
Enfin, le chanteur rentra.
Le géant avait fini son ouvrage. Il enleva le petit lait et le versa dans trois seaux que le chasseur avait préparés. Mais, chose étrange ! dans le premier seau, le liquide était rouge comme du sang ; dans le deuxième, vert comme de l’herbe, et dans le troisième, blanc comme la neige fraîchement tombée.
Avant qu’André eût le temps de réfléchir, il entendit la voix formidable du géant : — Homme ! descends maintenant ! Tu vas choisir un don.
Ces paroles remplirent d’effroi le pauvre pâtre ; il tremblait comme la feuille. Mais le jeune homme pâle lui fit aussi signe de descendre, en accompagnant son invitation d’un sourire. André reprit un peu de courage et obéit. Le géant reprit la parole et d’une voix qui retentissait comme le cor de bataille des anciens Suisses, il dit :
— Regarde : tu dois boire dans un de ces seaux, mais je te conseille de bien réfléchir. Ce seau rouge contient mon don. Si tu y bois, tu auras la force et le courage d’un géant. Personne ne pourra te résister sur la terre. De plus, je te donnerai encore cent belles vaches rouges qui paîtront ici dès demain matin. Allons, bois, petit homme !
— Bois dans le seau vert ! dit ensuite le chasseur, et je t’offrirai des écus blancs et des pièces d’or étincelantes. Ecoute un peu leur son réjouissant !
Et il mit devant les pieds du pâtre un gros tas de pièces d’or et d’argent. Etonné, celui-ci regardait ces trésors immenses.
Pendant ce temps, le jeune homme pâle était tranquillement resté appuyé sur son cor ; enfin il dit d’une voix douce et agréable :
— Si tu bois dans le seau blanc, tu sauras chanter et jouer du cor des Alpes, exactement comme tu m’as entendu chanter et jouer.
Sans réfléchir davantage, André s’écria :
— Eh bien ! je renonce à la force surhumaine et au trésor d’or ; je choisis ton chant et ton cor et je boirai dans le seau blanc !
En disant ces mots, il saisit le vase et se mit à boire ; c’était du lait délicieux.
— Tu as bien choisi, dit l’homme pâle. Si tu avais choisi autrement, c’eût été ta mort, et bien des siècles se seraient écoulés avant que j’eusse de nouveau pu offrir mes dons aux humains ! Prends ce cor, et demain tu pourras chanter et jouer comme moi. »
Puis, les trois compagnons disparurent, le feu s’éteignit, et André se sentit emporté par des mains invisibles. A peine étendu sur sa couche de foin, il ferma les yeux et tomba dans un profond sommeil.
Le lendemain, en s’éveillant, il trouva à côté de lui le cor des Alpes, et ce qui lui avait été dit se réalisa.
André salua le matin qui se levait, des sons graves et lents du cor et de la mélodie du ranz des vaches, et il lança jusqu’à l’autre flanc de la vallée ses roulements joyeux.
Et les sombres bois de sapins et les hautes parois de rochers répétaient son chant. Et bientôt André entendit que la fraîche voix de Rosette s’était aussi jointe à ce concert général.
Dès lors, la mélodie du ranz des vaches s’est transmise de génération en génération.
See also, “Ranz des Vaches” (in English, here in Patois and French) and listen to it here.